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" Un système vertical où l'Etat est le sachant, et les collectivités des exécutantes, n'est plus possible "

Publié le vendredi 19 juin 2020 , www.lagazettedescommunes.com

Alors que le déconfinement accélère, La Gazette interroge Johan Theuret sur le bilan à tirer de la pandémie pour les agents, et plus largement pour les collectivités. Le président de l'association des DRH de grandes collectivités désigne aussi les priorités qui doivent nourrir l'agenda du dialogue social, et appelle gouvernement et collectivités à se mobiliser pour lutter, via l'apprentissage notamment, contre le chômage des jeunes qui s'annonce.

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Avec le déconfinement qui s’étend, quels retours avez-vous sur le moral des agents, particulièrement ceux qui étaient sur le terrain pendant la crise ?

Effectivement, les agents sur le terrain ont été très présents, mais il y avait aussi tous les agents télétravailleurs qui étaient en back office. Ce qu’on ressent globalement, c’est un sentiment de fierté parce que le service public est resté debout. Il y a aussi évidemment une fatigue, que l’on ressent, et pas que pour les agents sur le terrain, mais aussi les télétravailleurs qui ont dû concilier leur métier avec des situations familiales pas forcément idéales.

Ceux qui étaient sur le terrain étaient en plus confrontés au risque de la contamination. Est-ce que cela se perçoit ?

Oui sans doute, mais c’est une réaction assez personnelle, propre à chacun. Je note surtout une fatigue de nos collectifs de travail en général, et pas spécifiquement les agents de terrain. Et pour parler du bloc communal, s’ajoute à cela l’incertitude sur les élections.

Il faut aussi préciser que depuis le 11 mai, le nombre d’agents sur le terrain a considérablement augmenté, avec plus de 50 %, voire 60 % d’agents mobilisés. Mais ce dont on se rend compte, c’est que le déconfinement est un processus lourd. Il se déroule au rythme des orientations nationales qui tombent comme des couperets, et auxquelles il faut s’ajuster. D’ailleurs, les retours d’expérience que l’on peut avoir de cette période montrent qu’il ne faut plus gérer une crise comme cela, de manière centralisée, avec un système vertical où l’Etat est le sachant, et les collectivités de simples exécutantes. Ce n’est plus possible.

L’Etat ne vous a pas assez consulté ?

En effet. L’association des collectivités à la décision a fait largement défaut. On le voit bien avec les écoles : cela n’a pas de sens de considérer que le ministère de l’Education nationale, seul dans son coin, peut définir un protocole sanitaire de 50 pages pour application immédiate par les collectivités. De même, cela n’a pas de sens que le Président de la République décide seul la réouverture de toutes les écoles. On peut être pour, d’ailleurs, mais cela se prépare ! La verticalité a montré ses limites dans cette crise.

Est-ce qu’une plus grande décentralisation répondrait aux enjeux ?

Non, cela n’a rien à voir avec la décentralisation. C’est une question de pratiques, de perception, par l’Etat, des collectivités locales. Or, vu la taille des services publics locaux que nous portons, nous ne pouvons pas être de simples exécutants. Il faut changer d’état d’esprit. Ce n’est pas nouveau, mais la crise met en lumière des défauts qu’on connaissait déjà.

Confirmez-vous que des collectivités sont confrontées à des agents qui ne veulent pas reprendre leur activité dans les locaux, soit par craintes de contamination, soit en raison de la reprise partielle des écoles ?

Déjà, ne mettons pas sur le même plan les agents qui sont en ASA pour garde d’enfant, avec des agents qui ont peur. La problématique de la garde d’enfant s’impose. Mais à partir du 22 juin, le sujet ne devrait plus être posé, ou marginalement.

S’agissant des agents qui ont peur, il y a en effet quelques situations, mais méfions-nous des généralisations. La responsabilité de l’employeur, c’est de réassurer ces personnes, proposer un accompagnement psychologique par la médecine du travail, redonner un climat de confiance. Il est très important de mettre en œuvre les moyens permettant une reprise de tous avant l’été.

L’un des faits marquants de la crise, c’est l’extension massive du télétravail. Quel bilan tirez-vous ?

On a vu qu’il était faisable dans la fonction publique territoriale de manière bien plus massive que ce que certains pouvaient penser, et c’est plutôt une très bonne chose. Autre effet positif, l’appropriation de nouveaux outils digitaux, qui devrait déclencher de nouvelles façons de travailler. Mais il a aussi ses limites. Le télétravail 5 jours sur sept, c’est très lourd ; cela révèle notamment la difficulté de concilier vie professionnelle et personnelles… C’est pourquoi nous disons qu’à la rentrée, il faudra engager un travail posé avec les partenaires sociaux, les directions de service, et les agents, pour établir des retours d’expériences qui permettront de tirer les enseignements sur le télétravail.

Quel type de questions soulève-t-il ?

Incontestablement, il faut se demander sur quel nombre de jours télétravailler, et réfléchir à installer des dotations en équipement : dotation informatique, mais aussi en mobilier par exemple. Si on porte autant d’attention à l’ergonomie des postes de travail dans les locaux de la collectivité, avec un mobilier et des outils adaptés, on ne peut pas procéder autrement pour l’espace de télétravail des agents. Si on n’y prenait pas garde, on le paierait dans le temps, avec des TMS inévitables, notamment.

Qu’est-ce qui ne pourra plus « être comme avant », en matière de management ?

Nos organisations doivent réfléchir à leur évolution dans un contexte où on sait désormais que les agents peuvent travailler en autonomie, que le management peut-être bien plus fondé sur les résultats que sur un contrôle de l’activité… De la même manière qu’un agent doit apprendre comment fonctionner en télétravail, les managers doivent repenser leurs relations dans un management à distance, qui impose de s’approprier les outils digitaux. C’est un point essentiel. D’ailleurs, cette phase a redéfini la place des DSI de manière profonde. Elles étaient jusque-là perçues comme des fonctions supports opérationnelles, et se sont imposées, pendant la période, comme des directions stratégiques. Cela va inciter à réfléchir à un repositionnement des DSI dans nos collectivités, et aussi sur les moyens qu’on va devoir accorder aux directions informatiques. Tout le monde a pris conscience de la criticité du numérique.

Plus généralement, la crise va accélérer des tendances déjà engagées, sur la confiance entre agents et managers, sur l’autonomie laissée aux agents, la responsabilisation… Cela influera sans doute sur nos organigrammes, le nombre de strates par exemple.

Autour de quelles priorités doit se structurer le dialogue social ?

La première priorité, c’est d’abord l’organisation du travail, avec les leçons à tirer du télétravail, donc, mais aussi le chantier des 1607 heures. Autre priorité, l’anticipation de l’absentéisme demain, car comme je le disais en introduction, il y a une fatigue, physique ou psychique qui apparaît sur certains métiers exposés, soit en présentiel sur le terrain, soit en back office. Cela remet tout en haut de la pile la prise en compte de la santé dans la vie professionnelle. On va devoir sortir de notre vision centrée sur la sécurité et la protection et aller davantage sur la prévention collective, la santé psychique, la diététique… Je suis même assez convaincu que l’attention que les employeurs porteront à ces sujets constituera un élément différenciant en termes d’attractivité professionnelle.

Autre énorme chantier, la reconnaissance et la revalorisation des métiers, avec bien sûr la question financière, avec la prime dont nous avons déjà parlé. Mais il y a plus largement les conditions de travail, l’autonomie, le droit à l’erreur…

On peut aussi penser au sujet de l’entraide et de la solidarité entre agents, apparues pendant la crise, avec beaucoup de volontaires pendant la crise pour sortir de leur métier afin de venir en soutien de leurs collègues sur le terrain. Ces pratiques auront un impact et créeront de nouvelles politiques RH.

La loi TFP prévoit la création des comités sociaux territoriaux, et le remplacement des CHSCT par des formations spécialisées en santé, sécurité et conditions de travail. N’est-ce pas un affaiblissement du dialogue social, sur ces sujets, au plus mauvais moment ?

Non. J’ai toujours été pour la fusion des CT et CHSCT, partant du principe que la qualité du dialogue social ne se mesure pas au nombre de réunions ou à leurs formats. Le dialogue social, c’est d’abord une question d’envie, pour les deux parties. Ce que j’observe pendant la crise, c’est que le dialogue social a pris un nouveau visage, souvent plus fluide, plus intense, et surtout moins institutionnel, moins formaliste.

Début mai, vous écriviez au ministre pour demander un report de certains délais prévus par les réformes récentes (ligne directrice de gestion, temps de travail…). Avez-vous eu un retour ? Ces échéances sont-elles tenables ?

Nous avons eu une réponse, mais négative. Et pourtant, il nous apparait évident que, la crise étant passée par là, on ne peut plus, par exemple, aborder la question des 1607 heures, en septembre, comme on l’aurait abordée avant la pandémie. Cela demande plus de temps. Idem pour les lignes directrices de gestion (LDG) : maintenir l’échéance de janvier 2021 n’a pas de sens.

Je mets cela sur le compte de l’entêtement du gouvernement, mais je continue d’espérer qu’ils finiront par décaler. En réalité, tout dépend de ce qu’on met dans les LDG : soit on en a une vision étriquée, et on les cantonne aux avancements de grade et aux promotions internes, ce qui est le cas de l’Etat, soit on considère que c’est bien plus que ça, que ça touche les politiques RH, dans une vision pluriannuelle, et dans ce cas-là nous avons besoin d’un temps de discussion et d’appropriation avec les organisations syndicales.
De surcroit, pour le bloc communal, avec les élections qui ne s’achèvent que maintenant, les discussions auront lieu à l’automne : qui peut croire qu’on va pondre des lignes directrices de gestion en 3 ou 4 mois ?

Mais je reste confiant sur la capacité de l’Etat à se rendre compte, même tardivement, qu’il doit faire évoluer ce calendrier intenable ; ce retard à l’allumage est un peu sa marque de fabrique tout au long de cette crise, avec ses tergiversations sur le jour de carence, la prime, etc.

En dehors de cet agenda officiel, avez-vous identifié des sujets qui méritent d’être posés sur la table, avec l’Etat ?

Oui, en particulier celui des promotions internes. Les CAP ayant été reportées par les collectivités et les CDG, la situation des agents qui pouvaient bénéficier de cette promotion interne est gelée. Le risque c’est qu’avec le décalage de ces CAP, on ait quasiment une année blanche pour les bénéficiaires de ces promotions internes. Nous allons adresser un courrier au ministre pour lui demander, dans le cas des CAP reportées, de permettre une bonification à l’ancienneté pour ces agents qui attendent leur promotion. On pourrait parfaitement prévoir que, après la réunion de la CAP, l’agent bénéficie dès le mois suivant de sa promotion interne, et d’une bonification à l’ancienneté immédiate. Budgétairement, ce n’est pas grand-chose, mais symboliquement, pour tous ces agents, c’est important.

Comment relancer l’apprentissage, avec un retour presque à la normale ?

C’est un sujet essentiel, car on parle-là du chômage des jeunes, dont on sait qu’il va augmenter à la rentrée avec l’arrivée sur le marché de l’emploi de 700 000 jeunes. Comment les collectivités peuvent prendre leur part, ici ? Nous accueillons dans la territoriale autour de 9000 apprentis par an : il faut s’assurer que la crise ne va pas freiner leur accueil. Nous déplorons donc que les annonces du gouvernement, le 4 juin, ne concernent que le secteur privé, et pas du tout la fonction publique. Aucune aide financière n’est prévue pour le secteur public, on ne connaît toujours par les modalités de recrutement à l’issue du stage d’apprentissage, et on attend toujours que soit réglée la question des financements avec la quote-part du CNFPT, car le décret n’est, étrangement, toujours pas paru, ce qui devient handicapant. Avec nos missions, et nos 200 métiers, nous pouvons jouer un rôle significatif, surtout si nous bénéficions des mêmes aides que le secteur privé.

La crise sanitaire a-t-elle des effets sur l’emploi saisonnier en collectivité?

Je n’en suis pas certain, je prévois plutôt une stabilité, voire une augmentation parce qu’une partie des agents est fatigué, et aussi parce que les collectivités ont bien conscience de leur rôle dans la lutte contre le chômage des jeunes. Nous y avons même un intérêt assez direct, car les jeunes qui seraient au chômage, nous les retrouverions dans nos budgets sociaux.

Plusieurs ordonnances, découlant de la loi TFP, sont attendues. Où en sont les discussions ?

On attend celle sur la santé et les conditions de travail ; il est d’ailleurs assez exaspérant de constater que dans le secteur privé, les négociations ont commencé, et se traduiront par la voie législative, alors que dans le secteur public, la santé va passer par la voie de l’ordonnance. Il faut en tout cas que cela avance. On espère surtout qu’il n’y aura pas d’enterrement de première classe de l’ordonnance sur la Protection sociale complémentaire, qui devait être adoptée pour fin 2020, et qui a disparu du nouvel agenda social publié le 5 juin. Ensuite, s’agissant de l’ordonnance sur le dialogue social, il faut qu’une suite soit donnée au rapport Vigouroux publié début mai. Ces dossiers doivent avancer, mais pas au détriment de la qualité des discussions entre les différentes parties.